• Crimes et absence de châtiment : Otto Preminger à la Cinémathèque

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Où ?

A la cinémathèque, donc, dans le cadre de l’intégrale consacrée au cinéaste

Quand ?

Au mois de septembre

Avec qui ?

Mon compère de cinémathèque, puis MaBinôme

Et alors ?

Entre deux enregistrements de Kaboom (ici et ), j’ai eu le temps d’aller à la cinémathèque voir trois longs-métrages signés Otto Preminger : dans l’ordre chronologique de leur réalisation, Un si doux visage (1952), La lune était bleue (1953) et Autopsie d’un meurtre (1959). La cohérence thématique qui s’est dégagée de ce triptyque improvisé est impressionnante, par son cran autant que par sa constance. Dans chacun de ces films, il est en effet question de personnages transgressant des règles, plus ou moins graves, plus ou moins formelles, de la société. On tue dans Un si doux visage (de sang-froid) et Autopsie d’un meurtre (par vengeance), on flirte et on couche au mépris des bonnes manières dans La lune était bleue. Et pourtant, le moteur des trois récits est le refus net de Preminger de condamner les auteurs de ces fautes. Il laisse à d’autres la mission de redresseur de torts et de moraliste sûr de son fait, et s’affirme comme un observateur goguenard ou fataliste (selon les moments) de l’imparfaite, et pour cette raison fascinante, nature humaine.

La lune était bleue étant une comédie de mœurs, Preminger s’y montre plus amusé ; Un si doux visage adoptant les atours du film noir, il y est plus résigné. Quant à Autopsie d’un meurtre, c’est celui des trois qui se rapproche le plus d’un chef d’œuvre justement parce qu’il mêle à la perfection les deux humeurs. Dans ce dernier, Preminger tient la chronique d’une procédure judiciaire engagée à l’encontre d’un homme en ayant assassiné un autre, et ne niant pas les faits mais les motivant par le viol infligé à son épouse par celui qu’il a tué. Avec sa durée fleuve (2h40) et son suivi méticuleux de la préparation de la défense de l’accusé – qui va plaider l’accès de folie passagère – puis de son procès, Autopsie d’un meurtre fait figure d’élève modèle du genre du film de justice, lequel est à l’époque en plein boom fondateur. La manière dont Preminger traite ce genre si spécifique, et si contraignant, peut être consacrée du terme de « méthode » car on la retrouve appliquée similairement dans Un si doux visage et La lune était bleue. Le cinéaste ne cherche pas à exposer son talent par la distance qu’il mettrait entre lui et le genre (en usant pour cela d’une mise en scène éclatante, d’une ironie de ton tranchante,…) ; il joue pleinement le jeu du genre, jusqu’à le prendre à son propre jeu.

Autopsie d’un meurtre se paie ainsi le luxe d’être à la fois une renversante leçon de réalisation, entièrement mise au service du divertissement annoncé, et un dérèglement extrêmement habile de son propos et de ses perspectives. Tout le temps que dure le procès, qui occupe l’essentiel du film, Preminger se sert magistralement des ressources offertes par le maniement d’une caméra pour magnifier ce qui est au cœur d’un tel événement. Joutes verbales enlevées, rebondissements théâtraux, science du positionnement affirmée par les protagonistes (avocat, procureur) sur la scène de leur duel : Preminger a pour chaque tournant une idée de cadre, de perspective, de mouvement d’appareil. Il est à ce point à son aise à évoluer dans le prétoire qu’il évite toute panne d’inspiration, toute resucée d’une vision déjà exploitée. Et ce faisant, il nous évite tout moment d’ennui, ou même d’intérêt fléchissant. Le spectacle offert par Autopsie d’un meurtre est captivant de bout en bout, et Preminger s’appuie sur cette réussite pour avancer ses pions sur un autre front. Le niveau suprême de crédibilité et d’attrait dont il a paré son film de procès lui sert de levier pour déloger les interdits alors prescrits à ce genre.

La véracité des films de procès de cette époque s’estompait en effet dès lors qu’entraient en jeu la question du langage employé, et celle de la morale martelée. Pour cette dernière c’est toujours majoritairement le cas aujourd’hui, et si ça ne l’est plus pour la première c’est en grande partie grâce à Autopsie d’un meurtre, qui fut parmi les premiers à appeler un chat un chat. Des termes comme « viol », « pénétration », « sperme », « culotte » (panties) sont explicitement prononcés, dans un geste à la fois provocateur à l’aune des inhibitions du cinéma d’alors, et d’une inattaquable évidence étant donné le sujet du récit. Preminger en est bien conscient, et s’amuse à faire de ce bouleversement des convenances hypocrites un enjeu majeur de l’intrigue – une bonne part de l’affrontement entre l’accusation et la défense concerne l’intégration ou non du viol aux débats. Il déploie la même intelligence, fantastique, dans son entreprise de brouillage des frontières aussi confortables que chimériques tracées entre le bien et le mal, la vérité et le mensonge. Autopsie d’un meurtre respecte à la lettre la règle d’or à l’œuvre dans un procès où manquent des preuves accablantes : seule compte la parole des uns et des autres, parole dont rien ne peut garantir avec certitude l’authenticité ou la fausseté. En nous plaçant dans ces mêmes conditions, sans traitement de faveur qui aurait pris la forme de séquences « objectives » nous exposant les faits qui sont jugés, Preminger nous confronte au vide vertigineux de cette incertitude ; de l’impossibilité à dresser des catégories tranchées de vertueux et de malfaisants. Entreprise oh combien salutaire, et menée sans se laisser plomber par l’amertume – le film est ludique, et allègre, car n’est-ce pas finalement quelque chose de très amusant et excitant de ne pas savoir ce que nous réservent les gens et leurs actions ?

Cette manière de voir les choses, l’héroïne de La lune était bleue la fait entièrement sienne. Patty (Maggie McNamara) a à peine une vingtaine d’années, et si elle est encore vierge et compte le rester « comme il se doit » jusqu’à son mariage, cela ne l’empêche pas de tout savoir des choses du sexe et des jeux de séduction. Elle se prête d’ailleurs allègrement à ces derniers, sans embarras ni limite – ce sont deux hommes en âge d’être son père, deux voisins et rivaux, qui la courtisent au cours de la soirée que suit La lune était bleue. Patty joue avec eux d’égale à égal, fixant des règles, provoquant des avancées. L’irrévérence d’un tel personnage est énorme : elle draine de toute sa substance la doctrine de la virginité, qui suppose d’une part pureté et innocence, de l’autre docilité et crainte de la figure masculine. La virginité telle que la vit Patty n’est plus qu’une coquille vide, qui est même recyclée en « argument de vente » ainsi que l’un de ses deux courtisans le lance au visage de la jeune fille.

Et que pensez-vous que Preminger impose comme représailles à de telles âmes, la demoiselle émancipée et les hommes qui l’acceptent – et la désirent – comme telle ? Pas la moindre. Patty n’apprendra pas à ses dépends, par la manière forte et blessante, que l’on ne badine pas de la sorte avec l’ordre moral officiel. Donald et David (William Holden et David Niven, pour un casting de choix) ne seront pas plus punis pour leurs désirs « impropres ». Le récit prend pleinement le parti du trio, chose qui a assurément séduit Preminger dans la pièce de théâtre d’origine. Celle-ci lui fournit l’un de ses très rares[1] films comiques, de facture tout à fait honorable : les vagues successives de quiproquos, répliques smart, mensonges qui se retournent contre leur initiateur, sont enlevées et inspirées, provoquant des éclats de rire en cascade. Et de la même manière que dans Autopsie d’un meurtre, Preminger fait jouer un double jeu au langage de La lune était bleue. Il tire parti du fait que le contexte et les enjeux du film imposent, pour le bon fonctionnement des gags, l’utilisation de mots bien précis – « vierge », « maîtresse » (dans son acceptation sexuelle). Le film fut le premier à les ramener à l’écran, en bravant la censure en vigueur depuis plus de deux décennies. Preminger eut le dernier mot, puisqu’il était dans son bon droit ; mais La lune était bleue se retrouva tout de même interdit dans certains endroits des USA.

Un si doux visage ne manipule pas le langage, mais en passant par une autre voie il accomplit lui aussi un détournement du genre auquel il appartient. On y trouve les archétypes du film noir : un héros prolétaire, candide et aveuglé par l’amour, face à une femme fatale de bonne famille, manipulatrice et aspirant par caprice à se débarrasser d’éléments gênants dans son entourage (sa belle-mère). Le coup de génie du film est de rendre ses deux protagonistes centraux pleinement conscients de ces rôles qu’ils occupent, sans pour autant être capables de s’en défaire. Cela fait d’Un si doux visage une œuvre follement moderne pour son temps, car tenant déjà du post- ou du méta-film noir ; et surtout une œuvre immensément tragique, au sens noble et classique. D’une épure déchirante (la durée atteint tout juste l’heure et demie), cloisonné le plus clair de son temps dans un décor unique, Un si doux visage ne laisse aucune opportunité à ses personnages de dévier de son cours la mécanique funeste qu’ils ont mise en branle.

Là se trouve la source du drame, intarissable en soi (à plusieurs reprises l’un ou l’autre va tenter de forcer le destin, en vain), et que viennent renforcer deux affluents. Un si doux visage s’est assurément nourri des tensions violentes à l’œuvre sur le plateau, entre Robert Mitchum et Preminger d’une part, Jean Simmons et le producteur Howard Hughes de l’autre. Mais il doit aussi beaucoup à la mise en scène de Preminger, d’une force lyrique à couper le souffle, qui atteint son acmé dans les deux tétanisants accidents de voiture. Le cinéaste était un véritable artiste caméléon, aussi doué pour la démesure quand elle est requise comme ici, que pour l’économie lorsqu’il s’agit de s’effacer derrière son sujet comme c’est le cas pour Autopsie d’un meurtre et La lune était bleue. Une chose qui ne varie par contre pas entre les films est l’expression de son intelligence. L’acuité de son refus des conclusions toutes faites, réductrices, fait à nouveau merveille dans Un si doux visage. Que l’histoire en soit dramatique ne veut pas dire qu’elle doive être moralisatrice. De façon tout à fait ironique le couple de héros va échapper à toute forme de justice des hommes, pour leurs crimes de sang autant que de mœurs. Le châtiment, qu’ils espèrent car il les libérerait de la malédiction attachée à leurs caractères, à leurs pulsions, ne viendra pas. Ils sont seuls avec leur nature humaine. Loin du cynisme ou du nihilisme fréquemment de mise dans le film noir, Preminger porte un regard compatissant, compréhensif même, sur eux. Il sait qu’avec les cartes qui leur sont distribuées, les humains ne gagnent pas à tous les coups – c’était le cas, la chance de ceux d’Autopsie d’un meurtre et La lune était bleue, mais dans Un si doux visage la défaite est au bout de la partie.

[1] peut-être même le seul

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