• Camille Claudel 1915, de Bruno Dumont (France, 2013)

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Où ?

Au ciné-cité les Halles

Quand ?

Jeudi soir, à 19h

Avec qui ?

MaBinôme

Et alors ?

Camille Claudel 1915 marque la rencontre d’un cinéaste avec un sujet qui lui est étranger. Pour la première fois, Bruno Dumont traite d’une histoire ne venant pas de son for intérieur, et à partir de là proposée au monde, mais ayant suivi le cheminement inverse. Le destin tragique de Camille Claudel, réel et documenté, s’est manifesté à lui par l’intermédiaire de Juliette Binoche ; laquelle joue le rôle dans le film, ce qui constitue une deuxième irruption d’un autre être pensant et agissant dans le cinéma de Dumont. Celui-ci façonne d’ordinaire ses œuvres en solitaire, à la manière d’un peintre ou d’un sculpteur, cantonnant les éléments (récit, décors, comédiens) à de la matière brute exploitée sans que rien ne leur soit donné en retour. Hors Satan, son dernier long-métrage avant celui-ci, ressemblait fort à un aboutissement de cette méthode, comme je l’expliquais dans ma critique. Les bouleversements induits par Camille Claudel 1915 tiennent donc autant du hasard bienvenu que du renouvellement fondé. Le film en devient le plus marquant du réalisateur à ce jour, de mon point de vue. Le cinéma de Dumont y apparaît assez mature pour intégrer ces desseins extérieurs sans rien perdre de sa force fondamentale. Il est simplement amendé à la marge, en mieux.

Le récit prend place sur une poignée de jours, avant et pendant la première visite de Paul Claudel à sa sœur Camille à l’asile où elle est internée contre son gré depuis deux ans. Elle y restera trois décennies au total, jusqu’à sa mort en 1943, sans que jamais sa famille n’ait accepté de lui rendre sa liberté. Camille Claudel 1915 reconstitue ainsi une période d’incertitude, semblable à l’attente entre un premier jugement et un procès en appel dont les cartons présentés en ouverture et en clôture du film seraient les arrêtés détaillés des verdicts. Camille a été condamnée par ses proches à être enfermée, avec effet immédiat ; en attendant la nouvelle audience qui lui accorde son frère, Dumont nous montre son quotidien à l’asile, entourée des sœurs infirmières, du médecin, des autres malades. Le film impose immédiatement une crudité extrême, que rien ne vient tempérer. Toujours fidèle à son geste de cinéma, Dumont livre un enregistrement brut et amplifié de l’expérience physique vécue par son personnage. Par les cadrages et le montage nous voyons ce qu’elle voit, par la bande-son nous entendons ce qu’elle entend. Par l’un et l’autre sens, la violence de la condition de Camille nous marque au fer rouge tant l’épreuve des premières scènes est douloureuse.

Dans sa chambre, au réfectoire, même dehors dans la cour, Camille n’est jamais en mesure de glaner un peu de calme et de sérénité. Les autres internées, plus folles qu’elle ne l’est, s’imposent ou sont imposées à sa vue et à son ouïe – le bruit horripilant d’une cuillère tapée sur la table, l’interférence causée par le rire d’une malade venant se placer en bordure du cadre, à côté de Camille alors qu’elle admire un paysage gracieux. Cependant Camille Claudel 1915 ne prend pas parti en faveur de la défense de son héroïne ; il présente un dossier à charge contre elle tout aussi conséquent. Dumont exprime une nette empathie pour Camille, mais conserve une objectivité suffisante pour voir qu’elle est aussi folle au contact des sains d’esprit (ou en tout cas distingués comme tels) qu’elle paraît saine au milieu des fous. C’est le produit d’un dosage d’une remarquable finesse, dans la mise en scène autant que dans le scénario – le choix des scènes montrées, à même de révéler la fragilité mentale et la paranoïa de Camille – et dans la composition exceptionnelle de Binoche. Celle-ci exhibe une fois de plus la majesté de son talent de comédienne, disposant d’une palette de jeu immense, sachant en détacher et faire s’exprimer les nuances même les plus ténues. Elle rend ainsi palpable la complexité de l’âme de son personnage, et met en lumière les tourments intérieurs qui aliènent son rapport au monde.

La structure mise en place par Camille Claudel 1915, en rendant complémentaires les propriétés hétérogènes d’un cinéaste, d’une actrice et d’un sujet, est si parfaitement équilibrée qu’elle tient presque du miracle artistique. Par contraste, cette réussite éclaire sur le sentiment plus mitigé que provoque la digression centrée sur Paul, à l’entrée du dernier acte du film. Si l’on s’y sent plus tenu à distance, c’est car l’intimité entre Camille et nous est alors depuis longtemps à son comble, ne laissant que trop peu de place disponible pour une autre, surtout si elle s’inscrit dans un registre très différent comme c’est le cas pour le verbe et la spiritualité qui entourent Paul, par rapport à l’approche physique de Camille. À l’exception de cette parenthèse, tout dans Camille Claudel 1915 concorde et concourt à faire émerger le sens de l’œuvre : la solitude de Camille et son intégration au groupe, les moments mutiques et les amples monologues, les plans statiques et les mouvements d’appareil travaillés. La confrontation finale entre Paul et Camille est l’apogée attendu du récit, grâce à la montée en puissance savamment orchestrée jusqu’à elle autant que par ses qualités propres – deux acteurs intenses, et le découpage fantastique que fait Dumont de l’espace de la scène avec, entre autres, cette idée des travellings avant dévorant les corps et les visages. La révision en appel du châtiment de Camille est rejetée, violemment, et cette séquence comme l’épilogue qui la suit expriment ce refus par des moyens essentiellement cinématographiques. L’exigence mise par Dumont dans la pratique de son art paie. Il regarde, le plus simplement possible, et il nous donne ainsi à voir, ardemment.

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