• « Just worry about the scream » : Blow out, de Brian De Palma (USA, 1981)

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Où ?

À la maison, en Blu-Ray édité par Carlotta

Quand ?

Samedi soir, fin janvier

Avec qui ?

MaBinôme

Et alors ?

Si un jour dans le futur quelqu’un vous demande comment on fabriquait un film avant l’ère du numérique, avant les ordinateurs, mettez-le devant Blow out. On n’a jamais fait démonstration plus éloquente du processus de création né du collage d’images et de sons, dans son exécution pratique – mais aussi dans ses implications plus abstraites, mentales et morales. Faux thriller politique paranoïaque, Blow out est véritablement une dissection à vif de l’organisme cinéma, de son cœur à ses membres, des films à ceux qui les font et/ou les regardent. La discrimination entre les deux catégories de personnes est sans valeur pour De Palma, qui les voit comme étant tous (lui y compris) équitablement faibles face au magnétisme du septième art. Car on parle d’un art assez puissant pour recréer la réalité, fidèlement ou en la manipulant à l’envi à divers degrés ; soit, en poussant la formule à son extrémité, d’un art assez puissant pour écraser la réalité, l’effacer et lui substituer ses images fabriquées, manipulées. Blow out est une illustration emblématique de ce principe. Tout ce qui s’y trouve, sans exception, a pour horizon le cinéma et non le réel. Cela fait du film un objet intégralement expérimental, et cependant camouflé en divertissement à destination du plus grand nombre par la présence de John Travolta, le couple glamour qu’il forme avec Nancy Allen, et encore par la proclamation d’appartenance à un genre couru par le public. Une fois de plus dans sa filmographie, De Palma marie génie et perversité, le premier nous jetant en pâture à la seconde. L’ensemble des éléments de Blow out sont falsifiés, et animés exclusivement par des motifs de fiction et d’illusion ; mais ils ne le sont pas tous à la même échelle, ni avec le même niveau d’évidence.

Aux deux confins du spectre on trouve d’une part la séquence d’ouverture, note d’intention cristalline, et de l’autre ce que le cinéaste fait (et ne fait pas) de son histoire de complot politique. Le prologue de Blow out joue brillamment sur deux tableaux de façon simultanée. Au premier abord De Palma semble s’y adonner, ou y sombrer, dans une parodie de son travail créatif : se déroule devant nos yeux un pastiche de l’ouverture du Halloween de Carpenter, habillé d’une apparence de plan-séquence, c’est-à-dire De Palma dans toute sa splendeur, mais dont la matière est une version décadente de penchants du cinéaste, voyeurisme, sexe, meurtre, ici exploités façon série Z. Il s’avère qu’il s’agissait effectivement d’une série Z, film dans le film que De Palma nous a fait visionner dans la salle de mixage en compagnie de l’ingénieur du son (Travolta) et du réalisateur – soi-disant médiocre et sans moyens, mais tout de même capable d’élaborer des plans-séquences fluides à la De Palma… D’entrée Blow out expose un paysage où toutes les pistes sont brouillées, et où nous sommes à la merci de l’image pour espérer distinguer le vrai du faux. Sauf que l’image peut mentir, et que nous sommes impuissants à l’en empêcher ou même à le détecter. Notre seul espoir réside en la présence d’un défaut. Par exemple ici le hurlement déficient d’une actrice, qui trahit la mystification et contraint De Palma à nous livrer le contrechamp du plan fixe sur l’écran de projection, révélant la nature factice du film d’ouverture et l’existence de deux protagonistes supplémentaires, dont le héros du film, Jack.

La trame d’enquête paranoïaque de Blow out arrive encore plus tardivement dans le récit. Et, loin de s’affirmer comme la colonne vertébrale de celui-ci, elle en serait un poids mort rédhibitoire pour quelqu’un qui la prendrait au pied de la lettre. De Palma en fait un fourre-tout où les poncifs du genre s’amassent en nombre bien trop grand (l’accident dont Jack a été témoin est un amalgame de deux attentats ayant visé un Kennedy, avec en prime un soupçon de Watergate), et où d’autres pourtant hors sujet viennent se greffer – le tueur à gages qui se double d’un maniaque sexuel. Quand il développe ce que l’on croit être l’essence de son intrigue, Blow out est une chimérique orgie de thriller, comme on le dit d’une orgie de preuves sur une scène de crime. Dans les deux cas l’excès inspire la défiance, à raison. Sauf que, contrairement à la scène d’ouverture stoppée net, rien dans la partie centrale de Blow out ne vient signifier expressément la fabrication d’une tromperie à notre encontre. Du tutorial élémentaire, De Palma est passé au test du public en conditions réelles et sans assistance. La charge incombe à nous seuls de douter, questionner, analyser, comme le fait remarquablement Jean Douchet dans l’un des suppléments de cette réédition en Blu-Ray1. Preuves visuelles extraites du film à l’appui (en particulier un long split-screen dont il fait une analyse éblouissante), il soutient la thèse selon laquelle Jack a inventé toute cette fable, depuis le meurtre maquillé en accident jusqu’à l’opposition spectaculaire entre le chevalier blanc – le beau rôle qu’il s’octroie – et les agents de la conspiration. Jugement radical, mais convaincant. Car, après tout, il ne fait qu’extrapoler, en se montrant cohérent de l’un et l’autre, à partir des deux éléments matériels que Blow out apporte à notre connaissance.

Élément n°1 : le court-métrage que Jack réalise en assemblant des photogrammes de l’accident de voiture découpés dans un magazine, et le son d’ambiance qu’il a enregistré dans le parc ce soir-là. Élément n°2 : le cri qui manquait pour parfaire l’illusion produite par la séquence présentée en ouverture, et dont l’intégration au mixage de la série Z referme Blow out. La phrase « It’s a good scream » marmonnée par Jack répond alors à l’injonction « Just worry about the scream » que lui avait lancée le réalisateur qui l’emploie. Le fait que De Palma considère son histoire achevée lorsque le film dans le film l’est, sans plus d’intérêt pour le complot politique, ne laisse aucune place au doute. Le sacrifice physique sur lequel se fonde cet accomplissement artistique, encore moins. Blow out ne traite que de cinéma, cet ogre vorace, cette divinité insatiable et obsédante qui prend absolument tout à ceux qui lui sont dévoués et ne jurent que par elle, tel Jack. Pour lui la magie du rituel de conjuration du cinéma (dans la magnifique scène charnière de la fabrication du film) se paie au prix fort, mental et sentimental. Le mirage de la perfection des enregistrements d’images et de sons est source de folie, et celle-ci emmène De Palma sur les traces du Blow up d’Antonioni et de la Conversation secrète de Coppola. Mais l’influence d’Hitchcock rôde elle aussi. Le calvaire de Jack emprunte beaucoup à celui de Scottie dans Sueurs froides, de la séquence libératrice de la résolution du mystère à celle, pire que le pire des cauchemars, de la perte d’un être cher. En prolongeant ce second moment au-delà du drame, en exacerbant le chagrin (par le lyrisme immodéré) puis l’abattement (par l’ironie cinglante) qui suivent, De Palma réussit même le tour de force de rendre la fin de Blow out encore plus belle et cruelle que celle de Sueurs froides.

[1] Lesquels suppléments sont tous très intéressants, soit tout le contraire de l’autre réédition effectuée par Carlotta, pour Pulsions

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